La Montagne d’Hildegarde
On l’a baptisée Hildegarde de la Pierre fendue du Val perché – quatorzième du nom. Elle trouve ça un peu long, surtout pour une toute petite souris comme elle. Hildegarde vit au cœur d’une verdoyante vallée, au sein d’une importante communauté familiale, et sous un gros rocher fendu comme chacun l’aura deviné.
De part et d’autre de sa vallée s’élèvent d’imposantes montagnes. Et il en est une qu’Hildegarde affectionne tout particulièrement, qui l’écrase de sa présence lorsqu’elle y prête attention. Cette sensation a fait naître en elle une forme d’admiration, mêlée d’un désir inavouable. Elle rêve d’aller tout en haut, « pour voir la vue » se raconte-t-elle. Elle n’a partagé cela avec personne : elle sait trop bien comment elle aurait été moquée. C’est son rêve secret, et elle l’a précieusement gardé pour elle.
Mais un matin, comme ça sans prévenir, ça lui prend : elle y va.
Elle s’enhardit à rejoindre le mélézin qui surplombe son caillou généalogique. C’est un lieu qu’elle connaît bien. Elle y aime la lumière acidulée qui illumine un confortable tapis de mousse. Elle a l’habitude d’y dénicher de délicieux mousserons quelques jours après la pluie. Mais aujourd’hui elle ne fait que passer et rejoint rapidement la prairie.
Elle y rencontre le lièvre qui, étonné de la voir par ici, l’interpelle :
- Salut p’tite souris ! Te voici rendue bien loin de chez toi !
- Si, répond-elle, réalisant l’ampleur de son audace.
Observant sa moue quelque peu embarrassée, il ajoute :
Tu n’envisages tout de même pas de monter plus haut !?
Elle sent la culpabilité lui serrer doucement la gorge… Le lièvre éclate de rire et reprend sa course à travers les fleurs. Hildegarde suit sa trace parmi les centaurées, les chardons et les campanules. Elle se délecte du festival de couleurs et de senteurs qui s’offre à elle.
Soudain l’aigle !
Vite elle se réfugie sous le couvert végétal où elle s’immobilise. Des brins d’herbes sèches lui piquent les flancs. Surtout ne pas bouger. Elle attend, tremblante de peur, quelques secondes qui lui paraissent durer des heures.
Le danger semble écarté. Elle atteint prestement la fin de la prairie et prend pied sur un pierrier, manifestement peu parcouru : les pierres sont instables et manquent de basculer. Sa progression est laborieuse, hasardeuse, dangereuse. Elle a peur, peur de se faire aplatir par un des blocs, presque autant que de se perdre.
Elle finit par retrouver la végétation, et tombe nez à nez avec une marmotte occupée à se repaître de fleurs.
- Bonjour p’tite souris !
- Bonjour !
- Que fais-tu si loin de ta prairie ?
- Je vais au sommet.
- Pour quoi faire ?
L’incompréhension manifeste de la marmotte ne saurait mettre en doute l’élan passionné d’Hildegarde. Elle est en route pour le sommet. C’est fou. Elle est folle. Elle se sent légère, tellement heureuse.
L’aigle encore !
Pas le temps de se cacher qu’il est déjà à terre. Et il repart chargé… Le lièvre entre ses serres ! Quelle horreur.
Elle est prise d’un terrible frisson à la fois chaud et froid. Ses pattes tremblent, son estomac ne trouve plus sa place dans son ventre… Elle rend son petit-déjeuner. Beurk, ça fait mal, ça sent mauvais, et ça laisse un bien mauvais goût.
Les fleurs fines et légères ont laissé place à un dédale de gentianes jaunes. Les grandes feuilles lui assurent une efficace protection contre les dangers du ciel. Jusqu’au prochain pierrier, où elle a maintenant loisir d’observer le chemin parcouru. Jamais jusqu’alors elle n’est montée si haut – c’est impressionnant ! Mais pas autant que tout ce qu’il reste à faire. Elle aurait sans doute pu sentir le goût du découragement, mais elle a préféré celui des myrtilles, dont elle se délecte à présent. La montagne est généreuse. Les myrtilles sont délicieuses, c’est réconfortant, cela redonne du courage.
Elle s’est remise en route, sans trop penser à quoi que ce soit – simplement marcher. Sans prêter attention ni à la fatigue qui est bien installée, ni au doute qui aimerait bien s’inviter. Elle grimpe. Le terrain est devenu plus raide encore, plus minéral aussi. C’est difficile, mais elle gagne rapidement de l’altitude : c’est motivant. Elle évolue maintenant sur des dalles rocheuses. Elles sont chaudes et abrasives à souhaits : c’est rassurant, elle se sent bien. Elle est concentrée sur son itinéraire, louvoie entre les passages trop raides, exploite les fissures et les végétaux auxquels elle s’accroche pour progresser.
Un bouquetin :
- Vous êtes perdue mademoiselle !?
- Non, je – bonjour monsieur, pardonnez-moi, je vais…
- Le sommet n’est plus très loin, évitez donc cette combe accueillante : vous n’en viendriez pas à bout. Préférez cette épaule peu engageante, la suite est bien plus aisée.
- Oh merci, merci infiniment !!!
Bientôt elle peut constater que les conseils du bouquetin étaient de bons conseils. Elle devine le sommet. La fin semble sans difficulté. Mais il se fait tard. Elle a un peu peur… Elle s’applique à rester avec ses sensations de l’instant. Maintenir sa concentration, gérer son effort…
Le sommet est doux depuis la face qu’elle a gravie, puis tombe à pic. Les derniers mètres sont jubilatoires. La vue qui se dévoile est sensationnelle ! C’est encore plus beau que dans ses rêves. Elle en a les larmes aux yeux. Son cœur bat la chamade, si fort… Qu’elle n’a pas entendu l’aigle approcher et se poser, tout juste derrière elle. Elle sursaute, elle réalise, elle blêmit – tout ça pour ça.
- Je t’ai observée p’tite souris, depuis le mélézin !
- Silence
- Et je t’ai laissée vivre pour observer jusqu’où tu irais. J’avoue être impressionné.
- Silence
L’aigle quitte Hildegarde des yeux et regarde l’horizon – elle est incapable de bouger, alors elle écoute l’aigle :
- J’aime bien ce sommet. Il est peu fréquenté, les courants d’air le rendent accessible toute la journée – mon nid est juste là, en contrebas.
- Oui
- Tiens, tu parles !?
- Oui
- Tu n’as pas peur ?
- Si – mais cela changera-t-il quoi que ce soit ? J’ai rêvé d’être ici, au sommet de cette montagne, et maintenant j’y suis. Je suis… prête.
- Tu es prête ? Tu me plais p’tite souris ! Je te propose une expérience. Si tu y survis, tu dormiras ce soir dans ton terrier…
Elle tente de jeter un rapide coup d’œil : ne voit rien, évidemment.
Que vas-tu faire maintenant ? Le soleil est trop bas pour que tu rejoignes ton terrier avant la nuit.
L’aigle lui jette un regard amusé :
Hildegarde ne sait plus trop ce qu’elle ressent : un mélange de terreur, d’espoir, teinté de curiosité…
- Soit. Ai-je le choix ?
- Oui tu l’as ! Mais certains choix ne se présentent qu’une seule fois.
- Alors c’est oui ! À la vie à la mort.
- Soit. Maintenant, vite : tu grimpes sur mon dos, et tu te cramponnes !
Sans patience, l’aigle se rapproche de l’à-pic. Prestement Hildegarde s’exécute, courageusement. Elle est à peine en place que l’aigle déjà s’est jeté dans le vide. Il se laisse tomber, de tout son poids, ailes repliées, pendant quelques interminables secondes. La petite souris serre de toutes ses forces les quelques plumes qu’elle a réussi à saisir. Ça hurle dans sa tête qu’elle est en train de mourir, mais elle ressent très clairement – bien au contraire – qu’elle est en train de vivre de la manière la plus intense qu’il ne lui ait jamais été donné de vivre. L’aigle ouvre ses ailes et alors la sensation devient terrible : elle est écrasée sur le dos de l’aigle, de plus en plus fort… Puis ça se calme. Elle saisit que la chute a cessé : maintenant, ils volent.
Hildegarde peut relever la tête, et elle voit ! Elle voit l’immensité du ciel, et de la terre depuis le ciel. Tout cela tourne en tous sens selon la trajectoire et l’inclinaison de l’aigle. Elle voit un paysage qu’elle ne reconnaît pas : ils sont de l’autre côté de la montagne. Le soleil qui décline illumine cette face abrupte et les courants d’air sont encore puissants. Rapidement l’aigle reprend de l’altitude.
Cette sensation de vol est incroyable ! Mélange de maîtrise manifeste et de confiance aveugle dans la masse d’air en mouvement. L’aigle maîtrise son art : le vol est rapide, puissant, sans la moindre hésitation. Très vite ils dépassent le sommet, effectuent encore quelques spirales offrant à Hildegarde une vue inédite sur son vallon. Puis l’aigle y plonge, lourdement.
- Je vais te déposer un peu plus haut, il m’est difficile de repartir depuis ton caillou !
- Oui, merci !
Atterrissage parfait. La souris descend du dos de l’aigle, recule un peu. Elle le regarde fixement dans les yeux, puis s’incline, assumant pleinement sa vulnérabilité.
- Va. Et ne perds pas ton temps auprès des tiens : ils ne te croiront pas.
- Non ?
- Et si je te recroise je te mange !
- Non !
Alors l’aigle prend son envol. Il quitte lentement le vallon ombragé, contourne la montagne et retrouve la face éclairée par les rayons du soleil déclinant. Il saura exploiter les tout derniers courants d’air pour regagner son nid.
Hildegarde quant à elle, rejoint son terrier. Elle se sent un peu sonnée, la sensation de voler encore. Elle est heureuse de retrouver les siens, la sécurité de son caillou, les petites joies simples du quotidien. Elle vient de vivre une journée incroyable, invraisemblable même – l’aigle a sans doute raison. Mais malgré son avertissement, elle sait intimement qu’un jour – certes pas tout de suite – elle la racontera, son histoire.