P'tite Souris

février 2024,
Dans un tiroir depuis 2020, je ne sais plus.

On l'a baptisée Hildegarde de la Pierre fendue du Val perché, quatorzième du nom. Elle trouve ça un peu long, surtout pour une toute petite souris comme elle. Hildegarde vit au cœur d'une verdoyante vallée, au sein d'une importante communauté familiale, et sous un gros rocher fendu comme chacun l'aura deviné.

De part et d'autre de sa vallée, s'élèvent d'imposantes montagnes. Et il en est une qu'Hildegarde affectionne tout particulièrement, qui l'écrase de sa présence lorsqu'elle y prête attention. Cette sensation a fait naître en elle une forme d'admiration, mêlée d'un désir inavouable. Elle rêve d'aller tout en haut, « pour voir la vue » se raconte-t-elle à elle-même. Elle n'a partagé cela avec personne : elle sait trop bien comment elle aurait été moquée. C'est son rêve secret, et elle l'a précieusement gardé pour elle.

Mais un matin, comme ça sans prévenir, ça lui prend et elle y va.

Elle s'enhardit de rejoindre le mélézin qui surplombe son caillou généalogique. C'est un lieu qu'elle connaît bien. Elle y aime la lumière acidulée qui illumine un confortable tapis de mousse. Elle a l'habitude d'y dénicher quelques délicieux mousserons quelques jours après la pluie. Mais aujourd'hui, elle ne fait que passer et rejoint rapidement la prairie.

Elle y rencontre le lièvre qui, étonné de la trouver si loin de son terrier, l'interpelle :
« Salut p'tite souris ! Te voici rendue bien loin de chez toi !
Observant sa moue quelque peu embarrassée, il ajoute :
Tu n'envisages tout de même pas de monter plus haut !?
— Si. » Répond-elle, réalisant l'ampleur son audace.
Elle sent la culpabilité lui serrer doucement la gorge…
Le lièvre éclate de rire et reprend sa course à travers les fleurs.
Hildegarde suit sa trace, laborieusement. Parmi les centaurées, chardons et autres gentianes, elle se délecte du festival de couleurs et de senteurs qui s'offre à elle.

Soudain l'aigle !
Vite elle se réfugie sous le couvert végétal où elle s'immobilise. Quelques herbes sèches lui piquent les flancs. Surtout ne pas bouger. Elle attend, tremblante de peur. Ces quelques secondes lui paraissent durer des heures.

Le danger semble écarté.
Rapidement elle atteint la fin de la prairie et prend pied sur un pierrier manifestement peu parcouru : les pierres sont instables et manquent de basculer. Sa progression est laborieuse, dangereuse, hasardeuse. Elle a peur, peur de se faire écrabouiller par un des blocs, presque autant que de se perdre.

Elle finit par retrouver la végétation, et tombe nez à nez avec une marmotte occupée à manger quelques fleurs.
« Bonjour p'tite souris
— Bonjour
— Que fais tu si loin de ta prairie ?
— Je vais au sommet
— Pourquoi faire ?
— Comme ça
— Ah… »
L'incompréhension manifeste de la marmotte ne saurait mettre en doute l'élan passionné d'Hildegarde. Elle est en route pour le sommet. C'est fou. Elle est folle. Elle se sent légère, tellement heureuse.

L'aigle encore !
Pas le temps de se cacher qu'il est déjà à terre. Il repart chargé… Le lièvre entre ses serres ! Quelle horreur.
Elle est prise d'un terrible frisson à la fois chaud et froid. Ses pattes tremblent, son estomac semble ne plus trouver sa place dans son ventre. Elle rend son petit-déjeuner. Beurk, ça fait mal, ça sent mauvais, et ça laisse un bien mauvais goût.

Les fleurs fines et légères ont laissé place à un dédale de grandes gentianes. Les grandes feuilles lui assurent une efficace protection contre les dangers du ciel. Jusqu'au prochain pierrier, où elle a maintenant loisir d'observer le chemin parcouru. Jamais jusqu'alors elle n'est montée si haut — c'est impressionnant ! Mais pas autant que tout ce qu'il reste à faire. Elle aurait sans doute pu sentir le goût du découragement, mais elle préfère celui des myrtilles, dont elle se délecte à présent. La montagne est généreuse. Les myrtilles sont délicieuses, c'est réconfortant, cela redonne du courage. Et elle repart.

Un lointain brouhaha parvient maintenant à ses oreilles. Quelque peu inquiète, elle avance prudemment dans sa direction. Ce n'est rien, juste un torrent. Étudiant la configuration du terrain alentours, elle réalise bien rapidement qu'elle n'aura de choix que de le traverser — à la nage.
Elle sait traverser les rivières sans craindre d'être emportée, elle l'a déjà fait, de nombreuses fois. Elle se met à l'eau sans hésitation. Mais, dieu que c'est froid ! Elle avance, et le torrent l'emporte, c'est inévitable. Il s'agit simplement de chercher à traverser — ne pas résister au courant. Le débit d'eau n'est pas très important, et l'épreuve n'est finalement qu'une formalité. Par contre elle est trempée, et grelottante !
Heureusement le soleil est haut dans le ciel : il fait bon, et une légère brise qui remonte la pente en transportant les odeurs de la vallée sèche rapidement son pelage pendant qu'elle s'offre une petite pause.

Elle s'est remise en route puis elle a marché, sans trop penser à quoi que ce soit — simplement marcher. Sans prêter attention ni à la fatigue qui est bien installée, ni au doute qui aimerait bien s'inviter. Elle grimpe.

Du temps a passé depuis le ruisseau. Le terrain est devenu plus raide encore, plus minéral aussi. C'est difficile mais elle gagne rapidement de l'altitude : c'est motivant. Elle évolue maintenant parmi les rochers. Ils sont chauds, et abrasifs à souhait : c'est rassurant, elle se sent bien. Elle est concentrée sur son itinéraire, louvoie entre les passages trop raides, exploite les fissures et les végétaux auxquels elle s'accroche pour progresser.

Un bouquetin :
« Vous êtes perdue mademoiselle !?
— Non, je — bonjour monsieur, pardonnez-moi, je vais…
— Le sommet n'est plus très loin, évitez-donc cette combe accueillante : vous n'en viendriez pas à bout. Préférez cette épaule peu engageante, la suite est bien plus aisée.
— Oh merci, merci infiniment !!! »

Bientôt elle peut observer que les conseils du bouquetin étaient de bons conseils. Elle devine le sommet. La fin semble sans difficulté. Mais c'est encore loin, et il se fait tard ! Elle a un peu peur… Elle s'applique à rester avec ses sensations de l'instant. Maintenir sa concentration, gérer son effort…
Le sommet est doux depuis la face qu'elle a gravie, puis semble tomber à pic. Les derniers mètres sont jubilatoires. La vue qui se dévoile est sensationnelle ! C'est encore plus beau que dans ses rêves. Elle en a les larmes aux yeux. Son cœur bat la chamade, si fort… qu'elle n'a pas entendu l'aigle approcher et se poser juste derrière elle. Elle sursaute, elle réalise, elle blêmit — tout ça pour ça.

« Je t'ai observée p'tite souris, depuis le mélézin !
— Silence
— Et je t'ai laissée vivre pour voir jusqu'où tu irais. J'avoue être impressionné.
— Silence »

L'aigle quitte la souris des yeux et regarde l'horizon — la souris est incapable de bouger, alors elle écoute l'aigle
« J'aime bien ce sommet : il est peu fréquenté, les courants d'air le rendent accessible toute la journée — mon nid est juste là en contre-bas.
Elle tente de jeter un rapide coup d'œil : ne voit rien, évidemment.
— Que vas-tu faire maintenant ? Le soleil est trop bas pour que tu rejoignes ton terrier avant la nuit.
— Oui
— Tiens tu parles !?
— Oui
— Tu n'as pas peur ?
— Si — mais cela changera-t-il quoi que ce soit ? J'ai rêvé être ici, au sommet de cette montagne, et maintenant j'y suis. Je suis… prête.
L'aigle lui jette un regard amusé :
— Tu es… prête ? Tu me plais p'tite souris. Je te propose une expérience. Si tu y survis, tu dormiras ce soir dans ton terrier… »
La petite souris ne sait plus trop ce qu'elle ressent : un mélange de terreur, d'espoir, teinté de curiosité…

« Soit. Ai-je le choix ?
— Oui tu l'as ! Mais certains choix ne se présentent qu'une seule fois.
— Alors c'est oui ! À la vie à la mort.
— Alors maintenant, vite : tu grimpes sur mon dos, et tu te crampoooonnes !!! »
La souris s'exécute prestement, courageusement. Elle est à peine en place que l'aigle déjà s'est jeté dans le vide. Il se laisse tomber, de tout son poids, ailes repliées, pendant quelques interminables secondes. La petite souris serre de toutes se forces les quelques plumes qu'elle a réussi à saisir. Ça hurle dans sa tête qu'elle est en train de mourir mais elle ressent très clairement — bien au contraire — qu'elle est en train de vivre de la manière la plus intense qui ne lui ait jamais été donnée de vivre !!! L'aigle ouvre ses ailes et alors la sensation devient terrible : elle est écrasée sur le dos de l'aigle, de plus en plus fort… puis ça se calme. Alors elle réalise que la chute a cessé : maintenant, ils volent.
La petite souris peut relever la tête, et elle voit ! Elle voit l'immensité du ciel, et de la terre depuis le ciel. Tout cela tourne en tous sens selon la trajectoire et l'inclinaison de l'aigle. Elle voit un paysage qu'elle ne reconnaît pas : ils sont de l'autre côté de la montagne. Le soleil qui décline illumine cette face abrupte et les courants d'air sont encore puissants — Rapidement l'aigle reprend de l'altitude.
Cette sensation de vol est incroyable ! Mélange de maîtrise manifeste et de confiance aveugle dans la masse d'air en mouvement. L'aigle maîtrise son art : le vol est rapide, puissant, sans la moindre hésitation. Très vite ils dépassent le sommet, effectuent encore quelques spirales offrant à Hildegarde une vue inédite sur son vallon. Puis l'aigle y plonge, lourdement.

« Je vais te déposer un peu plus haut, il m'est difficile de repartir depuis ton terrier !
— Oui, merci ! »
Atterrissage parfait. La souris descend du dos de l'aigle, recule un peu puis le regarde fixement dans les yeux, et s'incline — de toute sa vulnérabilité.
« Va. Et ne perds pas ton temps auprès des tiens : ils ne te croiront pas.
— Non ?
— Et si je te recroise je te mange !
— Non ! »
Alors l'aigle prend son envol. Il quitte lentement le vallon ombragé, contourne la montage et retrouve la face éclairée par les derniers rayons du soleil. Il saura exploiter les tous derniers courants d'air pour regagner son nid.
Hildegarde quant à elle, regagne son terrier. Elle vient de vivre une journée inoubliable, qui changera sa vie à tout jamais, même si… finalement, est-ce que quelque chose a réellement changé ?

 

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