Chroniques du Val perché

Douze contes… Déjà trois :

  1. La Montagne d'Hildegarde
  2. Le Chat huant
  3. La Course à Rien

La Course à Rien

L’imminence du lever du soleil a déjà changé la couleur du ciel. Pas un nuage, encore une belle journée qui s’annonce. Avant de rejoindre ses semblables pour une nouvelle journée de collecte et de ripaille, Hildegarde considère l’état de ses provisions. Elle va vivre son deuxième hiver, et elle se sent plutôt confiante : son terrier est blindé ! Plus moyen d’y loger une noisette. Bon, d’accord, sa tanière n’est pas très grande – elle aurait peut-être dû creuser plus. Mais elle n’est pas bien grande non plus ! Ça devrait suffire, enfin elle espère, même si on n’est jamais vraiment sûr…

Cette année, la faînée – la récolte des fruits du hêtre – n’a pas été exceptionnelle, aussi les animaux de la forêt qui font des réserves pour l’hiver sont plutôt préoccupés. Chez les souris l’ambiance est particulière : étrange mélange d’implication zélée et d’imprudence. Elle sort, et prend spontanément la direction du mélézin.

En chemin elle croise Arbogast, qui court à contre-sens, surexcité :

  • Il y a eu une poussée de mousserons, cette nuit, je vais prévenir les copains !
  • Des mousserons !? Chouette, merci Arbo…

Il est déjà loin. Hildegarde poursuit tranquillement son ascension. Les mélèzes ont changé de couleur récemment, ainsi que la mousse grâce aux pluies des dernières semaines.

Elle trouve effectivement quelques champignons, vérifie autour d’elle qu’elle est bien en sécurité, et plante ses dents dans un chapeau violet.

  • Ça, ce ne sont pas du tout des mousserons (Calocybe gambosa), ni même des faux mousserons (Marasmius oreades) !
  • Et, mais ça se mange, quand même ?
  • Oui évidemment, ce sont des laccaires améthystes (Laccaria amethystina), c’est même plutôt meilleur !
  • Ah merci Sigebert, nous voilà complètement rassurés !

Arbogast, Sigebert et toute la bande viennent de rejoindre Hildegarde. Sigebert fait son je-sais-tout, fidèle à son habitude. Ce qui ne l’empêche en rien de boustifailler comme les autres.

  • Et ça se conserve ?
  • Séché, mais ça prend de la place, mieux vaut stocker des graines – mange-donc !

Les souris mangent, mangent… Bilichilde est la première à vomir :

  • Beurk, j’en peux plus.

Hildegarde ne se sent pas très bien non plus. Elle fait une pause, s’intéresse un instant aux montagnes alentour. On y entend cogner : les bouquetins probablement, qui se battent. Elle imagine que c’est sa tête qui cogne ainsi. Oh non, elle n’y résisterait pas !

  • Allez allez, faut tout manger, sinon les sangliers ne vont rien laisser !

Elle y retourne, ni motivée ni même convaincue. Ses congénères se gavent, imperturbables et déterminés.

Du bruit dans la frondaison !

Elle s’immobilise, cherche, trouve : deux écureuils roux qui courent sur les branches, d’arbre en arbre, quasiment jusqu’à l’aplomb des souris. Là, ils s’attellent à démonter méthodiquement les cônes des mélèzes pour en manger les graines. Ça projette des copeaux de partout, et des trognons de cônes à peine terminés. Il en tombe un juste aux pieds d’Hildegarde. Elle démonte une écaille, extrait la graine, croque…

  • Hmmm ! Mais ça aussi c’est drôlement bon !!

Bientôt toutes les souris sont à l’affût des déchets des écureuils. Partageant leur récolte entre « accompagnement du festin sur place » ou « à emporter pour l’hiver », tout en poursuivant la moisson de mou… de laccaires améthystes.

  • Mangez mangez, vous ne savez pas qui vous mangera !

Repu, le troupeau de souris redescend à son caillou après la tombée de la nuit. Certains prévoient de repartir trouver des graines dans la forêt. Hildegarde est fatiguée. Bien autant par la tension ambiante que par les efforts qu’elle a fournis aujourd’hui. Elle renonce à lutter, rejoint ses appartements, s’installe et s’endort.

Elle se réveille tôt : il fait encore sombre. Elle a soif, se rend au point d’eau. Du bruit, pas loin… Elle se cache, méfiante. Elle attend… C’est un blaireau qui apparaît. Prudente, elle reste immobile : les blaireaux, ça mange les mulots ! Il approche de la source, boit un coup, et repart. Hildegarde n’a pas connaissance d’un nouveau terrier de blaireau dans les environs. Le plus proche se trouve tellement loin… Quel risque il prend, de se faire voler son abri par un renard : il fait n’importe quoi !

Le danger à peine écarté, trois souris débarquent la bouche en cœur, chargées de noisettes.

  • Vous avez croisé le blaireau ?
  • Un blaireau ? Non. Regarde plutôt ce qu’on a trouvé un peu plus bas !
  • Un peu plus bas ? Mais il est super loin le premier coudrier !
  • Boah, à peine…

En fait tout le monde fait n’importe quoi dans cette forêt. Ils sont tous en train de devenir fous. Hildegarde se sent très mal avec cette ambiance. Elle ne parvient pas du tout à se détendre. Chacun lui donne la sensation qu’il y a encore tant de choses à faire, et en même temps elle n’a plus aucune énergie pour cela.

Qu’à cela ne tienne. Pour aujourd’hui elle écoutera son premier « j’ai envie », et tant pis pour les « je dois » !

Elle s’est à peine retournée pour se désaltérer enfin, qu’elle entend siffler la marmotte dans les hauteurs. Ça fuse dans sa tête, comme un éclair : « Et si j’allais lui rendre visite ? Avant qu’elle ne s’endorme pour tout l’hiver… ».

Quelle idée ! Monter si haut, dépenser tant d’énergie, prendre des risques, et manquer à ses obligations de souris : manger, stocker, manger…

La marmotte crie de nouveau. Non, décidément, la perspective de cette journée anormalement normale, ça ne la met pas en joie, mais alors pas du tout. Allez, peu importe, elle renonce à être raisonnable : elle va la voir.

Elle connaît le chemin, elle n’hésite pas une seconde : traverser le mélézin, vérifier que le ciel est dégagé, foncer à travers la prairie et franchir le pierrier. Son embonpoint ne lui facilite pas la tâche, mais elle déploie une telle énergie : elle se surprend elle-même. Elle atteint rapidement le territoire de la marmotte et se dirige à sa rencontre :

  • Hé, salut !
  • Bonjour p’tite souris ! Tu retournes là-haut ?
  • Euh, non, je viens te voir, pour te souhaiter un bon hiver.
  • Oh merci, comme c’est gentil !
  • Et aussi je fais une pause, de la folie d’en bas…
  • Ah ça, je te comprends ! Ils sont énervés à cette saison.
  • T’es prête toi, pour l’hiver ?
  • Ma foi, oui.
  • T’as fait des provisions ? t’as beaucoup mangé ?
  • Je me sens prête.

Hildegarde se rend compte que son rythme est encore soutenu par rapport à celui de la marmotte. Elle tente de ralentir :

  • C’est quand, le signal ?
  • La marmotte hausse les épaules, sourit à la souris, hoche la tête en direction de la vallée.

Hildegarde se retourne – enfin – et découvre un spectacle qui la laisse sans voix. Sa vallée s’est parée de ses couleurs d’automne, c’est tout simplement magnifique ! Les mélèzes ont revêtu leurs atours dorés : ils illuminent littéralement le paysage, et créent cette délicieuse sensation de confort. Un peu plus bas, c’est la hêtraie qui a déployé une véritable explosion chromatique : verts, jaunes, oranges, rouges, bruns. Quelques élégants épicéas donnent du rythme à l’ensemble. En remontant en direction des sommets, c’est le gris des pierriers et des falaises qui s’accorde subtilement avec le rouge des myrtilles, le vert soutenu des rhododendrons et des genévriers, et le jaune délavé des pelouses. Et pour encadrer le tableau : ce ciel bleu immaculé, souligné par la sévérité minérale des sommets.

  • Tu pleures p’tite souris ?
  • Oh oui ne t’en fais pas, c’est tellement beau ! Dire que j’ai failli passer à côté de cette merveille.
  • Viens donc faire un câlin.

Hildegarde ne dit mot et vient se blottir entre les pattes de la marmotte. Elle se sent tellement reconnaissante, envers son amie qui lui est toute disponible, et aussi envers elle-même : de s’être accordée le temps pour que cela puisse se produire. Elle savoure ce moment de présence et de tendresse. Elle n’aura pas ramené une seule graine aujourd’hui, mais elle aura rempli ses yeux et son cœur pour tout l’hiver. Lentement, elle se libère de l’étreinte, puis salue la marmotte :

  • Je te souhaite un hiver serein !
  • Merci p’tite souris, moi aussi je te souhaite un bel hiver. Va, retourne auprès des tiens avant qu’ils ne s’inquiètent.

À regret, Hildegarde prend congé et se met en chemin. Attentive, concentrée et finalement joyeuse, elle traverse le pierrier et la prairie sans encombre, puis retrouve la sécurité du mélézin. Là, elle rencontre Arbogast qui, sans retenue, lui témoigne son inquiétude :

  • Mais t’étais où ? On t’a pas vue de la journée !
  • Détends-toi, tout va bien… Je suis là maintenant.

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D'autres aventures d'Hildegarde sont actuellement en cours d'écriture…

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