Le Chat huant
C’est une belle journée de septembre qui touche à son terme. Le soleil a basculé derrière les montagnes et déjà la fraîcheur est de retour dans la vallée perchée.
Hildegarde a passé l’essentiel de sa journée sous terre, affairée à l’aménagement de son terrier en prévision de l’hiver. Elle est fourbue et se sent crasseuse. Elle s’apprête à sortir. Prudemment, elle avance son museau vers la lumière. Jette un consciencieux coup d’œil alentour pour s’assurer que la voie est libre. Puis, rassurée, elle s’en va trottinant jusqu’au point d’eau dans l’espoir de faire une rapide toilette.
En chemin elle rencontre deux de ses congénères, occupés à manger. C’est l’activité phare en ce moment. En prévision des rigueurs de l’hiver, chacun est invité à constituer des réserves à la fois collectives et personnelles. Et parce qu’il est bien connu que « le gras, c’est la vie », Hildegarde et ses amis se gavent littéralement.
- Falut Hildegarde !
- Bonsoir Clodomir, bonsoir Bilichilde, vous mangez quoi ?
- Fampignons, trop bons. Fers-toi, il en refte plein !
- Merci, c’est gentil ! Vous les avez trouvés où ?
- Vufte là, derrière les premiers v’arbres.
- Je fais un brin de toilette, j’arrive.
Lavées les pattes, les moustaches et les oreilles, vite elle rejoint le festin. Les champignons sont effectivement délicieux, parfumés et croquants : Hildegarde se régale. Elle cesse de s’empiffrer juste avant l’écœurement, s’accorde une petite pause. Sa journée n’est pas terminée. Elle souhaite encore collecter quelques herbes sèches pour son terrier, puis manger de nouveau, au moins une fois.
Elle jette un œil complice à sa montagne. L’arête sud du sommet accroche encore un peu de lumière. La face est, elle, est dans l’ombre, et déjà on commence à ne plus en distinguer les détails. Lorsque soudain, pas très loin :
- Houou, hou, hououououououou.
Les trois amis se regardent, perplexes…
- C’était quoi, ça ? demande fébrilement Bilichilde.
- Fa m’a tout bien l’air d’être un fat huant. F’est pas bon pour nos v’affaires, fa !
- Tu veux bien vider ta bouche Clodomir ? On ne comprend rien !
Vexé, Clodomir déglutit théâtralement puis reprend :
- Un chat huant, une chouette hulotte quoi !
- Ah ! Mais qu’est-ce qu’elle fabrique ici ?
- Comment veux-tu que je sache ? T’as qu’à lui demander !
- Pour me faire avaler tout rond ? Ça va bien, merci !
Hildegarde est contrariée. Avec une chouette hulotte dans les parages, c’est une très mauvaise idée que de traîner dehors. Elle se voit contrainte de modifier ses projets pour la nuit :
- Je vais me coucher tôt. J’irai voir demain, tenter de savoir ce qu’il se passe. Si vous souhaitez m’accompagner…
- Compte pas sur moi, j’ai bien trop la trouille !
- Ve fais réfléfir. Clodomir en a repris une bouchée.
Sauf que cela dure toute la nuit. Pas moyen de fermer l’œil : les hou-hou ne leur laissent aucun répit. Au petit matin, ils sont finalement sept – en colère et les traits tirés – à souhaiter accompagner Hildegarde. Et après un copieux petit-déjeuner, ils se mettent en chemin vers leur destin.
Ils sont à peine entrés dans la hêtraie, en aval de leur caillou, que le brouillard leur tombe dessus. La poisse, ils n’avaient vraiment pas besoin de ça ! Ils avancent prudemment, scrutant chaque arbre, chaque branche. Et à force de regarder en l’air, et avec ce brouillard, ils ont tôt fait de s’égarer.
- C’est par ici, venez !
- Non, plutôt par là, chut !
La confiance du groupe s’effrite, laissant place au doute, rapidement rejoint par la fatigue. Cette fatigue qui rend les mouvements moins précis et alimente la peur de se faire mal. Par endroit la pente est prononcée et plusieurs souris manquent de glisser. Dans ces moments-là, évidemment, plus personne ne cherche la chouette, au risque que ce soit elle qui les cherche !
Sensation de tourner en rond, de perdre complètement le contrôle sur les événements. C’est la peur qui rôde. Elle attend son heure. Les rares paroles échangées participent à son entreprise :
- On est déjà passés là, non ?
- Ça ressemble, mais il n’y a pas nos traces.
- Peut-être que quelqu’un les efface ?
- Quelqu’un ?
- Je ne sais pas, quelqu’un quoi !
Ça leur monte à la tête : impression d’être observés, voire suivis. Bientôt la moitié des souris avance à reculons pour assurer leurs arrières. Idéal pour se perdre ! Plus personne ne sait où l’on est, ni où l’on va, ni même vraiment ce que l’on est venu chercher. La peur sent que les souris sont à point. Elle entre en scène, s’immisce dans les esprits, au service de rien sauf d’elle-même. Et elle grandit, se nourrissant de chaque occasion… Vieilles cupules de faînes qui piquent les pattes, brindilles qui tombent des arbres balancés par le vent… Une par une, les souris perdent leur sang-froid, se mettent à trembler, à sursauter pour un rien. Elles sont complètement terrorisées.
C’est Arbogast qui craque le premier, ou qui assume – ce qui constitue déjà une certaine forme de courage :
- J’en peux plus, je veux pas mourir ici, je rentre !
- Tu vas mourir si tu rentres tout seul !
- Je t’accompagne !
- Moi aussi !
- Moi aussi !
En un instant toutes les souris ont déserté. Hildegarde se retrouve seule. Seule dans le brouillard, au beau milieu des hêtres aux formes inquiétantes, dans la forêt, quelque part.
- Tu parles d’une équipe !
Est-ce qu’elle a peur, elle ? Oui, clairement. Et sa solitude n’arrange rien. Elle tend l’oreille… ne rencontre que le son de son propre cœur qui bat la chamade. Inquiète, elle se remet en mouvement, lentement. S’arrête régulièrement pour écouter, observer, partout. Et puis sans prévenir, simplement en tournant la tête, juste là : la hulotte, elle la voit ! Hildegarde est à découvert, tellement exposée. Une seconde à peine, elle ressent comme une explosion en elle. L’adrénaline qui coule à flot perturbe sa perception. Elle ne sent plus rien… Pétrifiée, paralysée face au danger. Progressivement ça se calme, les sensations reviennent. Elle est en présence d’un tout jeune mâle qui fait semblant de dormir, installé au creux d’une branche. Elle jette un rapide coup d’œil autour d’elle : sans même bouger la tête, seulement les yeux. Elle repère un tronc creux, à quelques mètres… Elle s’apprête à faire un premier pas dans sa direction mais alors la chouette ouvre grand ses yeux noirs et plante son regard droit dans celui d’Hildegarde :
- C’est tes potes qui font tout ce raffut ? Pas moyen de dormir, ici !
Hildegarde se sent complètement vulnérable, en même temps l’attitude de la chouette est plutôt inattendue. Pourquoi n’a-t-elle pas déjà attaqué ? Elle saisit sa chance, s’engouffre dans la brèche et c’est elle qui charge :
- Mais pour qui te prends-tu, jeune blanc-bec ! Tu t’es entendu, toi, la nuit dernière ? Tu te plains, mais va-t’en !
La chouette transfère son poids d’une patte sur l’autre. Est-ce qu’elle hésite ?
Hildegarde lui fait face, bombe le torse, joue le bluff à fond :
- On s’est demandé, avec mes copains bruyants, si quelqu’un t’avait prévenu que tu allais mourir cet hiver.
- Kéé ?
- De faim, de froid ! Tout est recouvert de neige ici, l’hiver. Tu ne trouveras rien à manger. Tu vas mourir. C’est ça, ce que tu es venu chercher dans notre forêt ?
La chouette se balance de nouveau de droite à gauche. Hildegarde sent qu’elle a pris l’avantage mais la partie est loin d’être gagnée. Pour l’instant elle espère surtout ne pas se mettre à trembler, ce qui révélerait son jeu. Le face à face lui semble interminable. Elle sent son propre doute, il est juste là. Son cœur qui tambourine dans sa poitrine. Sa queue qui ne parvient pas à rester en place. Elle sent qu’elle est sur le point de lâcher…
- Soit, je vais bouger.
- La riche idée !
- T’as de la chance, j’aurais pu te manger plutôt.
- T’as de la chance, t’aurais pu découvrir tout seul combien ce territoire est hostile, au prix de ta vie !
La chouette cesse de se balancer, fixe Hildegarde d’un air mauvais, mais finalement déploie ses ailes et s’envole. Elle disparaît dans un silence pesant.
Lentement, Hildegarde sent la pression retomber : il était grand temps ! Elle se sent vidée, ses pattes toutes molles. Pour retrouver un peu de contenance elle met de l’ordre dans ses moustaches. Puis elle entreprend de rebrousser chemin. Elle a hâte de retrouver ses amis et de leur annoncer la bonne nouvelle.
Elle vient tout juste de retrouver leur trace qu’elle les entend déjà au loin, se disputer :
- La prochaine fois que vous opérez une retraite héroïque de la sorte, vous vous assurez de ne laisser personne en retrait, ok ?
- Oui Sigebert, mais on avait vraiment trop peur !
- Vous êtes surtout une sacrée bande de branquignols.
- C’est bien facile de critiquer. Au fait t’étais où, toi ?
Hildegarde se laisse gagner par une douce euphorie. Ils ne l’ont pas encore vue, mais déjà elle les a retrouvés, fidèles à eux-mêmes. Elle n’est plus seule.
- Bonsoir Sigebert ! Clodomir, Arbogast, heureuse de vous revoir !
- À la bonne heure, Hildegarde, tu es vivante !